Ismaël "Toeless"

J'aimerais vous dire que je suis un être simple, gentil, souriant et aimable. Que je suis fais tout en simplicité, qu'un simple regard sur moi vous suffirait à me cerner. Hélas, ce ne serait que mensonges et boniments. Qui donc pourrait prétendre à tant de limpidité et de sobriété ? Pas grand monde, j'en ai bien peur. J'aime à croire que je suis quelqu'un de fidèle, mais c'est là une affirmation que je ne puis guère plus propager désormais. J'ai cèdé à la tentation et à la cupidité. Je fais à présent allégeance au plus offrant. N'essayez pas de trouver une quelconque explication à ce changement. J'aime l'argent, c'est indéniable ; et ce depuis ma plus tendre enfance. Et cela n'a absolument rien à voir avec la pauvreté dans laquelle j'ai grandi. C'est ainsi, c'est tout. En réalité, une seule chose est plus importante que l'or à mes yeux : la vie. J'aime la vie, je crains la mort. Je veux vivre, vivre longtemps et mourir de ma belle mort, enseveli sous une montagne de bijoux et de bibelots dorés. Je suis un être plutôt avenant, les gens m'apprécient. Je suis ce qu'on appelle une "langue bien pendue", j'ai la parlote facile. Les gens se livrent plus facilement quand ils pensent qu'on leur parle franchement, sans faux-semblant. Il est si facile d'endormir la méfiance avec quelques belles paroles et un radieux sourire. Beaucoup s'arrête à la première impression, ils ne cherchent pas plus loin que ce qu'ils voient. Pourtant, je suis, en surface, très loin de ce que je suis en profondeur. Vous perdrez beaucoup si vous vous arrêtez à mon apparence de pauvre vagabond délaissé... Cherchez, cherchez donc ce que cache de sang-froid à toute épreuve, cette discrétion quant à mes affaires, cette délicatesse auprès de la gente féminine, cette indifférence et cette passivité dès lors que l'on me cherche querelle, cette peur dissimulée de mon prochain, ce cynisme et cette moquerie non feinte dans mon regard... Cherchez, cherchez, vous prendrez un plaisir certain à me déchiffrer.

Un nom, un prénom. Un père, une mère. Un toit, une assiette remplie. Voilà tout ce dont un enfant à besoin pour grandir épanoui. J'avais tout, ou presque... Une chose manquait à l'équation : un père.

Je suis né à Port-Royal, quand celle-ci tenait encore debout. Ma mère était couturière. Mon père... Aucune idée. D'après ma mère, c'était un homme "de passage" pour lequel elle s'était éprise. Une nuit d'amour, une seule ! Puis il disparu dans les entrailles de la Terre. Moi ? J'étais en route. Un oeuf minuscule qui commençait déjà à grandir dans le ventre de celle qui me donnerait bientôt naissance. Le jour même où je respirai l'air pur, mon sort était déjà scellé. Voilà ce que j'étais : un bâtard, un enfant de la honte élevé par une mère seule. Et pourtant j'étais heureux ! Ma génitrice, m'aimait, je le savais. Tout ce qu'elle possédait, elle me l'offrait. La moindre parcelle de ses biens était à moi. Son temps et son énergie étaient miens. Tout. Pourtant, il manquait quelque chose. Ce père que je n'avais pas et que je n'aurais jamais. Ce père dont le rôle aurait été de me raconter des histoires le soir venu, de ramener de quoi subvenir à nos besoins, de me mettre une raclée lors de mes faux pas. Pour être honnête, ma mère remplissait ces deux premiers points à merveille ; pour le troisième, c'était une autre histoire. Oh oui elle veillait sur moi. Pourtant, le jour durant, lorsqu'elle travaillait pour gagner de quoi survivre, j'étais complètement livré à moi-même. Alors je jouais dans les rues, je me battais, je criais et je traînais sur le port. Et surtout... Surtout, je volais. Ô combien j'étais doué à ce petit jeu ! Ô combien j'idolâtrais cette montée d'adrénaline qui me submergeait tout entier à chaque fois que mes petits doigts agiles se glissaient dans les poches du peuple ! C'était si facile, si amusant. Si dangereusement amusant.

C'est donc ainsi que je grandi, ce à quoi se résume mon enfance. J'ai reçu l'éducation de la rue et j'en suis fier. Je n'ai aucune honte à affirmer que je ne suis qu'un petit voleur, un vagabond, un orphelin. Avec l'âge, j'ai ressenti le besoin d'apprendre à me défendre. Pas à me battre, ça je savais le faire. Les cicatrices sur mes poings en témoignent. Non, me défendre. Mon truc à moi, ce n'est pas l'épée, ni le sabre. Je trouve ce genre d'arme trop lourde, trop peu maniable. Certains s'en sortent à merveille avec une épée entre les mains, moi non. J'ai bien essayé le pistolet. Mais ce n'était pas fait pour moi non plus. Un jour, un vieillard m'a dit que posséder une arme à feu c'était un peu comme tourner le dos à son pire ennemi. J'ai ri de cet homme, c'était stupide ; une arme ne se retourne jamais contre son propriétaire. Le jour où je me suis fait sauter deux orteils en nettoyant mon pistolet, j'ai compris qu'il ne fallait jamais ignorer les conseils des anciens. C'est ainsi que j'ai gagné mon surnom : Toeless. C'est ainsi qu'on me connait. Personne ne connait Ismaël Hawkings. En revanche, Maël Toeless est le roi des voleurs. Mon arme de prédilection est donc le poignard. Cette arme à la main, je suis intouchable et je ne rate jamais ma cible. Facile à dissimuler, facile à manier, le couteau est l'allié des voleurs et des vagabonds tel que moi.

Ma vie n'est guère intéressante comme vous aurez pu le remarquer. Il y a néanmoins un épisode que j'aimerais vous conter. Cela est arrivé il y a un an, juste à peine, alors que je glissais silencieusement dans les ruelles de Kingston. Il faisait nuit ; l'une de ces nuits sans lune encore plus sombre que sombre. L'une de ces nuits où il semble que tout peut arriver. Je marchais silencieusement donc dans une ruelle sombre quand deux hommes m'interceptèrent. Je me retrouvais bientôt plaqué contre un mur, un couteau sous la gorge. Ce qu'ils voulaient ? Je n'en ai pas la moindre idée, c'est un mystère. Je sentais le métal froid de la lame du poignard contre ma gorge, une lame prête à s'enfoncer profondément dans mon corps. Cela serait sans doute arrivé sans l'intervention d'un homme. Cet homme ? Edward Griffith, le fils du gouverneur. Je ne saurais jamais ce qui le poussa à intervenir, mais il n'en demeure pas moins qu'Edward m'a sauvé la vie cette nuit-là. Ma vie. La seule chose qui m'appartienne vraiment. Dès cet instant, je lui ai juré fidélité ; une fidélité à toute épreuve que rien ne semble pouvoir briser, même pas tout l'or du monde. Griffith m'a pris sous son aile et a apprécié mon talent à sa juste valeur. Il sait que je peux lui être utile. Quant à moi, une vie pour une vie. Ma vie lui appartient. Du moins, jusqu'à ce que ma dette soit payée.