Willy Song

Certains naissent pendant une nuit de tempête, d’autres sous un soleil éclatant, d’autres encore sous le doux mais implacable manteau de la neige… Lorsque Wee Lee vint au monde, la foudre s’abattit sur le toit ; il fallut arracher aux flammes la mère et l’enfant qui faillit être abandonné dans la précipitation des sauveteurs. Souvent, ses parents se confièrent, en de peu discrets apartés, qu’il aurait peut-être mieux valu que sa vie s’achève à peine avait-elle commencé. L’enfant aurait moins souffert, et eux aussi.

Très jeune, Wee Lee tenta de se présenter au palais le plus proche en réclamant d’y travailler comme eunuque. C’était une gloire que d’occuper cette prestigieuse fonction au conseil des aristocrates et au service personnel des grandes dames, qui lui apparaissaient comme des déesses. Il passa naturellement un examen afin de vérifier que ses organes étaient bel et bien manquants. Or, l’examen conclut qu’il n’était pas un homme, et on le refusa à plusieurs reprises sur ce critère. Il commençait à être connu dans la province pour les colères monstrueuses que lui inspiraient ces refus. Son oncle avait l’honneur de servir le thé dans une illustre maison des faubourgs, et il lui rapporta la risée qui suivait ses faits et gestes. Mieux valait renoncer avant de ruiner définitivement la réputation de ses parents.

Wee Lee s’efforça dès lors de devenir l’apprenti de maîtres locaux, dans l’espoir de se constituer une petite fortune, et de mener sa vie à sa guise ; mais qu’ils soient peintres, palefreniers ou joaillers, tous finissaient par entendre parler de son petit problème et par le mettre à la porte en le traitant de tous les noms. Aujourd’hui encore, l’accusation de mensonge, de fraude ou de traîtrise lui est insupportable, et le refus d’encourir désormais ces reproches est même à l’origine de son code d’honneur actuel. L’adolescence fut une période d’affres et de mélancolie pour cet être fragile et solitaire. C’était également l’âge où ses parents commençaient à lui chercher des prétendants pas trop regardants sur le mental de leur promise ; il était temps de partir. Pour supporter ces épreuves, Wee Lee disposa dès lors d’une aide inattendue, en la personne d’un ami imaginaire, sorte de grand frère protecteur pourvu de toutes les qualités et perfections physiques que la nature lui avait refusées, et que son entourage aurait exigées afin d’accorder du crédit à ses dires.


En cette secourable compagnie, il entreprit une expédition que sa respectable famille aurait sans doute jugé inappropriée, voire carrément indigne de leur statut de petits propriétaires terriens. Il se lança sur les mers. Après tout, on racontait qu’un célèbre eunuque devenu amiral de la flotte avait, en des temps anciens, parcouru toutes les mers du globe, et ramené connaissances et richesses au royaume, gravant ainsi son nom au fronton de l’Histoire. Ce personnage antique était une sorte de modèle pour Wee Lee qui par ailleurs ne pouvait plus supporter sa terre d’origine en peinture. Autant prendre le large, sans doute les territoires voisins avaient-ils davantage à lui apprendre sur son identité brisée et recelaient-ils davantage de tolérance à cet égard. Il lui fallut dix longues années pour maîtriser les deux langages les plus usités de l’autre côté de l’océan : l’espagnol et l’anglais. Sa capacité d’apprentissage était lourdement handicapée en cela par son caractère taciturne et fuyant. Aujourd’hui encore, il comprend ces langues beaucoup mieux qu’il ne les parle. Mais cela a du bon d’être pris pour un étranger ignorant : on ose parler devant lui, et il en apprend ainsi beaucoup sur les petits secrets de ses interlocuteurs.

Débrouillard, discret, respectueux, il n’a jamais eu de graves ennuis avec ses compagnons de voyage parfois plus ou moins mal léchés. Il ne s’est jamais non plus réellement lié avec eux. Sur bien des navires, et dans bien des caravanes, il faisait partie des meubles, c’était ‘le Chinois’, ‘le montreur de singes’. On l’a dévalisé une fois ou deux, un lanceur de poignard s’est amusé à égorger un de ses animaux sous ses yeux, et on l’a battu à quelques trois reprises, mais rien de grave en regard des risques que l’on prend à promener par monts et par vaux un corps de jeune fille. Les Caraïbes ne sont pas une simple étape parmi d’autres ; depuis ses contacts avec les tribus indiennes ayant réussi à conserver quelques-unes de leurs traditions, il lui est apparu que ce monde-là avait peut-être quelques réponses pour sa quête personnelle. Il arrive donc au port dans l’intention de rencontrer des autochtones, s’il en reste en ces lieux, et de s’enquérir de leurs traditions quant à ce que les indigènes du Nouveau Monde nomment les ‘esprits doubles’. Il compte aussi profiter de son expédition dans l’arrière des terres pour se procurer des variétés locales de petits singes.

Les autres occupants de ce paradis de flibuste ne piquent que modérément son intérêt, même s’ils font en général de bons clients de ses petits spectacles. Lorsqu’il en a parlé à son ami invisible, lequel n’a pas encore jugé bon de réintégrer les profondeurs de son inconscient pour l’instant, ce dernier a manifesté un enthousiasme débordant ; il est vrai que la piraterie représente une sorte d’idéal de virilité aventureuse auquel il ne pouvait que souscrire. Willy, ainsi qu’on l’appelle désormais, y réfléchira peut-être à l’occasion. Pour l’heure, il y a mieux à faire que de courir après l’or et les jolies femmes. Sa vie est encore trop compliquée pour lui permettre ces petits jeux, même si les femmes noires et métisses aux airs délurés qu’il a pu croiser en ville lui ont fait leur petit effet ; il a pris une chambre d’hôtel chez une dénommée Sunna qu’il n’ose même pas regarder en face, de peur de rougir jusqu’aux oreilles.

Du fait de son absence d’interactions sociales avec ses semblables, inutile de préciser que Willy n’a pas un caractère facile. Il est d’autant plus complexe que peu de ses sentiments se reflètent sur l’expression de son visage. S’il a décidé de rester imperturbable, il le restera, quoi que vous fassiez pour le faire rire, le peiner ou le mettre en colère. Il est par ailleurs un peu complexé par le fait que ses yeux ne soient pas absolument symétrique, mai ce n’est pas la première chose qui frappe lorsqu’on le regarde, aussi peut-on parler d’un problème très mineur, d’autant que ce léger défaut ne nuit aucunement à son charme. Elevé dans un véritable culte de l’hygiène et de l’élégance, il prend un soin extrême à être toujours irréprochable, et ce dans les pires conditions ; on l’a vu, sur une mer d’huile, sacrifier sa dernière ration d’eau potable pour faire sa toilette ; et quant aux singes qui l’accompagnent actuellement, il exige d’eux un maintien tout à fait policé et, surtout, qu’ils sachent rester à leur place. Ils sont autorisés à se tenir sur ses épaules ou à s’accrocher à sa ceinture, mais aucun contact avec le visage ou les cheveux, il est formel à ce sujet. Cette attitude soigneuse, voire maniaque, lui a permis de conserver les effets emportés de chez ses parents assez longtemps pour arriver à un comptoir où l’on vendît des vêtements chinois.

Il peut garder le silence très longtemps, ce qui suffit parfois à le faire passer pour fou ; en revanche, s’il n’estime pas que son entourage a quelque chose à dire à ce sujet, il ne se gêne pas pour parler tout seul, prenant à parti son ami imaginaire dans une langue que très peu d’Américains comprennent. Cela ne lui semble pas discourtois. Après tout, jamais ses compagnons de voyage ne se sont gênés pour parler dans leurs langues respectives devant lui ; ce n’est pas parce qu’il est tout seul qu’il n’a pas le droit de faire comme eux. Oui, il souffre de cette tendance qu’ont parfois ceux qui ont eu à se construire tout seuls : à partir du moment où ‘les autres’ se conduisent d’une certaine façon, il estime légitime de les imiter en cela, toujours dans ce but qui le hante : être ‘comme les autres’. Cela dit, ici, aux Caraïbes, il y a tant de sortes d’‘autres’ différents qu’au final, ce souci permanent commence à s’évanouir… ce qui lui laisse l’esprit relativement libre, et n’est pas désagréable, loin de là.