Toute histoire à un début. [PV Eli]

Eli s'était levée de bonne humeur ce matin-là. La veille, elle avait en effet appris l'absence de ses maîtres. Plus précisément, l'absence de Sir Williams ; ce qui, bien évidemment, emplissait la jeune femme de joie. "Quand le chat n'est pas là, les souris dansent", dit-on souvent. Cette image reflétait à peu de détails prêts ce que devenaient les journées de Quinn lors des absences de Peter Williams. Non pas qu'elle ne remplisse plus le travail demandé, mais elle le faisait plus calmement, sans hâte et sans se demander à chaque seconde si ce qu'elle faisait conviendrait ou non à ce fichu aristocrate. Ainsi donc, Eli se leva du pied droit, déjeuna et s'habilla sans se presser et... Ne tarda pas à entendre les hurlements de Sir Williams. La jeune femme tressailli et dévala les escaliers. La première intendante était là et l'attendait de pied ferme. Apparemment, elle venait de recevoir les foudres du maître de maison. A présent, s'était au tour d'Eli. Quinn ne tarda pas à apprendre la raison de la présence de Sir Williams dans la demeure. Il recevait ce jour d'hui, la visite du gouverneur en personne. Ainsi, cela serait une journée comme toutes les autres. A l'exception qu'Eli avait mis son maître en colère encore un peu plus qu'à l'accoutumé.

Eli écouta "paisiblement" les remontrances de l'intendante qui l'envoya tailler les rosiers dans la cour. A ses ordres, la jeune femme sentit une pierre lui tomber au fond de l'estomac. Tailler les rosiers ? Elle ne parvenait déjà pas à faire le ménage convenablement, comment diable pourrait-elle s'acquitter du jardinage ? Quinn lança à sa supérieure un regard amer emprunt d'une certaine arrogance. Elle serra les poings, puis s'éclipsa, redoutant la future colère de la maisonnée face au massacre qu'elle s'apprêtait à effectuer. Eli arriva bientôt dans la cour, un vieux sécateur rouillé à la main. L'objet était lourd, un poids semblable à celui d'une épée. Malgré l'heure matinale, le soleil était déjà haut dans le ciel et éclairait l'endroit de ses rayons. Elizabeth fronça légèrement les yeux, aveuglée par l'astre solaire. Finalement, il était sans doute préférable de travailler à l'intérieur de la demeure, à l'abri du soleil et de la chaleur des Caraïbes. La jeune femme s'approcha des rosiers au nombre d'une quinzaine. Elle n'avait pas besoin d'être jardinier pour remarquer que les plantes avaient besoin d'être taillé. En revanche, elle n'avait aucune idée de la manière dont il fallait s'y prendre. La main incertaine, elle se mit donc au travail, agitant le sécateur non sans quelques difficultés. Si elle maniait l'épée à la perfection, cet objet refusait de lui obéir convenablement et Eli regarda avec horreur la fleur d'un rosier s'écraser sur la magnifique pelouse de l'endroit. La voilà qui était bien mal partie.

Une voix s'éleva bientôt à la droite d'Eli. Le sécateur se referma d'un coup sec entre les mains de la jeune femme, marquant ainsi sa surprise. Elle avait été si occupée à essayer de s'appliquer, qu'elle n'avait pas entendu l'homme s'approcher. L'individu en question était âgé d'une vingtaine d'années ; il se tenait droit et sa barbe naissante lui donnait une apparence négligée contrastant superbebement avec la façon dont il était vêtu. Le contraste ne s'arrêtait pas là : il s'adressa à Elizabeth avec une certaine familiarité qui déstabilisa complètement la jeune femme. Indécise, elle le détailla longuement tandis que les battements de son coeur surpris reprenaient peu à peu un rythme régulier. Elle n'avait jamais vu cet homme auparavant, elle en était certaine ; dans le cas contraire, son charisme et son élégance naturels seraient restés gravé dans sa mémoire. Quinn n'arrivait pas à se décider la façon dont elle devait se positionner par rapport à cet homme. Son apparence la poussait à croire que c'était un aristocrate, ou du moins, que ses origines étaient aisées. Mais le ton qu'il employait et la bienveillance avec laquelle il l'avait abordé, excluaient cette première hypothèse. Eli resta donc silencieuse pendant plusieurs secondes, le sécateur tendu vers le rosier qu'elle était littéralement en train de massacrer. Un véritable combat se livrait dans son fort intérieur. Eli le garçon semblait vouloir montrer soumission et respect à cet homme étrange ; Elizabeth la jeune femme aurait préféré arrogance et insolence. Finalement, Quinn préféra un compromis, décidant de satisfaire sa curiosité.

Eli : « Et bien, je vous retourne la question. Cela fait presque un an que je travaille ici, mais je ne vous ai jamais vu auparavant. D'où venez-vous ?

Le ton employé par la jeune femme se voulait respectueux, mais l'on pouvait néanmoins y déceler quelques traces d'une impertinence trop souvent enfermée. En effet, Elizabeth aurait aimé profiter d'un visage inconnu pour laisser libre court à son mépris et son arrogance, mais l'apparence de l'inconnu la poussait à la prudence. C'était si étrange. La question de cet homme sous-entendait qu'il était un habitué de la maisonnée. Mais si tel était le cas, Eli l'aurait sans aucun doute déjà croisé. Ainsi, elle préféra en savoir davantage avant de se laisser aller.

Eli ne fut pas convaincu par la réponse de l'inconnu. Si réellement il n'était qu'un simple livreur de légumes, comment expliquer sa tenue vestimentaire qui temoignait d'une grande richesse. La jeune femme émi silencieusement deux hypothèses. Soit les maîtres de cet homme étaient particulièrement généreux et s'amusaient à traiter leurs valets comme leurs égaux ; soit, cet individu n'était qu'un sombre imposteur et se faisait passer pour ce qu'il n'était pas. Mais pourquoi donc se ferait-il passer pour un serviteur s'il faisait réellement partie de l'aristocratie de la ville ? A peine cette question s'était-elle formulée dans l'esprit d'Elizabeth, qu'elle se souvint qu'elle agissait exactement de la même manière, fuyant sa noblesse et ses origines. Bien sûr, Eli avait de très bonnes raisons d'agir de la sorte. Quant à cet homme, elle en était moins certaine. Si vraiment cet inconnu cherchait à masquer ses origines aisées, alors pourquoi était-il habillé ainsi ? L'esprit de la jeune Quinn bouillonnait d'incompréhension. Tout ceci n'avait aucun sens. Sans compter que l'homme habituellement chargé d'aller chercher fruits et légumes au marché était le vieux Grey. Or, elle avait croisé le vieillard quelques minutes plus tôt.

Finalement, avant même que la jeune femme ai pu comprendre quoi que ce soit de la situation, l'homme repris la parole. Les quelques mots qu'il prononça piquèrent violemment Elizabeth dans son orgueil. Evidemment, on ne lui avait pas appris à tailler les arbres. Ses intendants avaient été plus occupé à lui apprendre à servir le thé, à tenir convenablement une ombrelle, à porter un corset sans avoir l'air de souffrir... Choses qu'elle savait dorénavant faire à la perfection. Jamais une demoiselle bien élevée ne devrait se salir les mains dans la terre des jardins. Bien sûr, Elizabeth n'avait aucune raison de se sentir offensée. En réalité, elle l'était pour Eli, sachant que l'ego du personnage qu'elle incarnait n'était pas suffisant pour se sentir insulté. Non, cet Eli n'était qu'un gringalet calme, posé, respectueux et soumis. Plus le temps passait, plus Elizabeth haïssait cette moitié d'elle-même qu'elle avait pourtant créé de toute pièce. Dans son envie d'en finir avec son passé, elle s'était créé un personnage tellement éloigné de ce qu'elle était réellement qu'elle ne le supportait plus. Eli n'était pas elle ; Eli était fade et dépourvu d'un quelconque intérêt. Ah, ce qu'elle rêvait de laisser la rebelle et orgueilleuse Elizabeth s'exprimer ! Malgré sa révolte intérieure, la jeune femme regarda patiemment l'inconnu lui donner un cours de taillage de haies. Elle devait le reconnaître, son travail était bien pitoyable à côté de celui de l'individu. Mais elle n'avait pas besoin qu'on lui montre une fois de plus à quel point elle était lamentable dans les chausses d'un valet. Les gestes de l'homme avaient été rapides et sûrs, chose qui éveilla encore un peu plus la méfiance de la jeune Quinn. Quoique... Beaucoup de fils de valets, destinés à devenir valet à leur tour, apprenaient "sur le tas" aux côtés de leur paternel. Peut-être faisait-il partie de ces gens là ?

L'homme tendit bientôt le sécateur à Elizabeth qui l'empoigna rageusement. Silencieusement, elle tentait de se pousser au calme, sachant pertinnemment que sa colère ferait ressortir sa féminité. Enfin, il repris une fois encore la parole. L'irritation d'Eli laissa alors place à une certaine inquiètude. Cela ne faisait que quelques secondes qu'elle "connaissait" le séduisant inconnu et il posait déjà des questions sur son passé et ses origines. C'était la première fois depuis son arrivée à Kingston qu'on lui demandait son âge. Même Sir Williams avait omis la question lorsqu'il l'avait embauché ; négligence qui l'avait bien arrangé évidemment. Presque paniquée, Eli réfléchis rapidemment comment répondre à la question du jeune homme sans vraiment y répondre. Elle ne pouvait en aucun cas divulguer son véritable âge sans trahir son secret ; un homme de dix-huit ans serait plus grand, plus baraqué et n'aurait certainement pas cette voix de jeune garçon en pleine pré-adolescence. Elle se trouvait devant les mêmes obstacles si elle répondait seize ans. Enfin, la maturité de jeune femme qu'on pouvait facilement lire sur son visage briserait toute sa crédibilité si elle répondait quatorze ans. Elizabeth se retrouvait bel et bien devant une impasse. Finalement, elle se décida pour une dernière option et préféra jouer entièrement la carte du pauvre petit Eli, seul, sans situation, élevé par une mère seule, abandonné par un père trop souvent en mer. C'était pitoyable, mais elle voyait là la seule façon de ne pas éveiller un peu plus les soupçons de l'inconnu.

Se tournant alors vers un second rosier, fuyant le regard du jeune homme, Eli fini par répondre tout en essayant de ne pas laisser transparaître sa panique intérieure.

Eli : « Certains ont la chance de recevoir une éducation digne de ce nom, d'autres non.

Elizabeth serra les mâchoires. C'était sans doute la première fois de sa vie qu'elle se dévalorisait volontairement. Et, bien sûr, à chaque première fois de quelque chose, on manque de pratique et Eli espéra qu'elle ne perderait pas soudain toute crédibilité. Crédibilité qui se trouvait déjà bien diminuée sous les yeux de cet inconnu perspicace et soupçonneux.

Si Eli n'avait aucune idée de l'identité de l'inconnu, elle était sûre d'une chose : cet homme était dangereux. Un danger pour son secret et, indirectement, pour sa présence dans cette demeure et les quelques relations qu'elle avait pu se faire à Kingston grâce à sa fausse masculinité. La jeune femme ne savait pas exactement de quelle nature étaient les soupçons du jeune homme, mais le simple fait qu'il puisse en avoir l'inquiétait. D'habitude la simplicité d'Eli n'attirait pas les regards, et cela convenait très bien à Elizabeth. Ce matin-là en revanche, sa fausse identité avait attiré l'inconnu vers elle tel un aimant attire un morceau de ferraille. Et, de toute évidence, il ne semblait pas vouloir s'en décrocher.

Habituellement, Elizabeth maîtrisait plutôt bien son mensonge ; elle en était même venue à penser qu'Eli faisait maintenant partie d'elle-même. Cet homme venait d'ébranler ses convictions. La jeune Quinn savait très bien d'où venait ce frustrant manque de contrôle de sa seconde personnalité. Premièrement, l'attitude de l'inconnu la déroutait. Elle avait toujours réussi à cerner son entourage avec beaucoup de facilités. Mais cet homme était un mystère. Elizabeth ne savait donc pas comment se positionner vis à vis de son interlocuteur et jouait sur deux plans à la fois. Chose qu'elle n'avait jamais eu à faire auparavant. Deuxièmement, elle s'en rendait compte peu à peu, plus elle connaissait Eli et plus le contrôle de celui-ci lui échappait. Elle en était arrivée à un point où Eli avait pris une telle place en elle qu'elle pouvait sentir sa féminité essayer de reprendre le dessus, poursuivant son rival avec un bâton. Eli et Elizabeth se livrait à un véritable duel dans son esprit, chacun tentant de gagner du terrain sur l'autre. Pourtant, la lutte devenait bien inégale, car chaque jour qui passait, Elizabeth devenait un peu plus femme. C'était une réalité que la jeune Quinn refusait d'admettre, mais il lui serait bientôt impossible de masquer sa véritable identité. Dame Nature lui avait peut-être offert un corps facile à travestir, mais le Temps reprenait peu à peu ses droits.

Les lames du sécateur se refermaient sèchement sur les branches du pauvre rosier. Eli ne cherchait même plus à s'appliquer, trop occupée à essayer de maîtriser son impulsivité. Si déjà elle pouvait en savoir un peu plus sur cet inconnu, cela arrangerait bien des choses. Après tout, il jouait la carte du valet curieux, qu'est-ce qui l'en empêchait de faire de même ? La jeune femme se redressa alors, se préparant à reprendre la parole, mais son interlocuteur la pris de vitesse. Ses quelques mots sonnèrent violemment aux oreilles de la jeune femme. Une fois encore, il s'en prenait personnellement à elle. Puis, il plongea ses yeux dans ceux d'Elizabeth, lui interdisant la fuite. Quand bien même elle aurait voulu détourner le regard, elle n'y serait pas parvenue. Malgré le rôle qu'elle interprétait, elle n'en restait pas moins une femme. Une femme tenue à l'écart de toute forme d'affection depuis trop longtemps ; une femme passionnée qui savait reconnaître un homme séduisant lorsqu'elle en croisait un ; une femme loin de rester indifférente aux charmes masculins. Du charme, cet homme en avait énormément et le regard qu'il posa sur elle la déstabilisa une fois de plus. A présent, c'était inévitable, elle devait faire en sorte qu'il se désintéresse d'elle. Là était le problème : elle craignait d'éveiller un peu plus sa curiosité à chaque mot qu'elle prononçait. A moins que... Répondre aux questions par une autre question n'avait pas fonctionné ; ne pas répondre à la question non plus... Peut-être suffisait-il simplement de répondre à la question, sans réfléchir, sans même mentir ? Peut-être alors cet homme serait satisfait et la laisserai en paix ? Eli ne perdait pas grand chose à essayer...

Alors, avec toute la franchise et l'aplomb dont elle était capable, sans laisser place au moindre doute, Elizabeth se résigna à répondre fièrement, oubliant momentanément qu'elle avait choisi de jouer la carte du misérable quelques secondes plus tôt.

Eli : « Ne vous en faites pas pour moi, je sais très bien me défendre. Mettez-moi dans les mains n'importe quoi qui ressemble de près ou de loin à une lame et vous verrez...

Ou était donc passé le gringalet qui s'était auto-mutilé quelques secondes plus tôt ? Elizabeth compris bien vite son erreur. Pourtant, elle garda son calme, espérant que ce brusque changement de comportement déstabiliserait son interlocuteur.

L'inconnu semblait s'être préparé à tout et ne montra aucun étonnement face au surprenant changement de comportement de la jeune femme. Cette dernière s'interdit un long soupir d'exaspération devant l'aplomb de son interlocuteur. Non, elle n'arriverait décidément pas à se défaire de ce pot de colle. Bientôt, celui-ci s'empara d'un magnifique petit poignard dissimulé dans sa botte. L'objet était superbement sculpté et, d'après l'inconnu, un vol expliquait le fait qu'il soit en sa possession. Elizabeth fronça légèrement les sourcils. Mensonge ou réalité ? La jeune femme ne perdit pourtant pas son temps à démêler le vrai du faux ; quoiqu'elle dise, quoi qu'elle fasse, le soit disant livreur de légumes n'en démordait pas et ne déridait pas. Il gardait toujours cette expression de bienveillance naturelle accompagnée de ce regard appréciateur. La jeune Quinn aurait aimé provoquer ne serait-ce qu'un froncement de sourcils chez l'inconnu, mais elle n'y était pas parvenu. A présent, elle ne voyait qu'une dernière solution. La plus risquée certes, mais elle ne voyait pas d'autre moyen de convaincre l'homme de la laisser en paix. Une nouvelle fois, elle s'apprêta à parler. Soudain, l'homme posa un genou à terre et proposa cérémonieusement à Eli de prouver son talent.

Elizabeth écarquilla les sourcils ; la dernière fois qu'on s'était adressé à elle de la sorte remontait au temps où elle vivait à Londres. Au temps où elle changeait de couverts entre l'entrée et le plat principal et où on dégustait eau et vin dans deux verres différents. Eli tenta de chasser ses souvenirs de son esprit en se mordant le creux des joues. Il avait suffit de quelques belles paroles pour faire ressurgir son passé. Victoria Mary Elizabeth Peterson n'était jamais si loin en fin de compte. De retour à la réalité, la jeune Quinn posa ses yeux sur l'origine de son égarement. Elle devait l'admettre, cet homme était pour le moins surprenant. Le défi était tentant ; c'était l'occasion pour la jeune femme de prouver ce dont elle était capable. Mais elle ne pouvait se résoudre à accepter le défi. Si le propriétaire des lieux en venait à apprendre qu'elle s'amusait à jouer au mousquetaire sur ses pelouses, son renvoie était assuré. Voilà donc un risque qu'Eli refusait de prendre. Elizabeth l'aurait sans doute pris sans aucune difficulté, afin de satisfaire son amour du risque et son ego.

Pourtant, Eli ne pu s'empêcher de montrer à l'inconnu qu'elle ne plaisantait pas. Tout en gardant le sécateur dans sa main droite, elle s'empara vivement du poignard de sa main gauche, le retourna sur la lame et l'envoya se planter au milieu d'une mangue qui poussait paisiblement à une trentaine de mètres de deux protagonistes. Si Quinn magnait le sécateur avec bien peu d'aisance et d'assurance, son geste s'était fait franc, presque facile, lorsqu'elle s'était emparée du poignard. Elizabeth lança ensuite un regard brulant d'orgueil à l'inconnu et se promis intérieurement de lui laisser le "plaisir" de se mesurer à elle lors de leur prochaine rencontre. Car oui, la jeune Quinn savait qu'il y aurait une prochaine rencontre ; même si bien sûr, elle préférerait qu'ils en restent là.

Finalement, la jeune femme brandis une troisième fois son sécateur et tenta le tout pour le tout.

Eli : « A présent, laissez-moi, je vous prie. J'ai du travail.

Eli espérait que l'homme se soumettrait à sa demande, même si elle se doutait que cet inconnu était sans doute autant, sinon plus, borné qu'elle ne l'était. Elle prenait un énorme risque en s'adressant à lui de la sorte. S'il faisait partie de la noblesse, il pourrait exiger son renvoie immédiat. Sir Williams serait d'ailleurs bien content de se débarrasser d'elle. Les pensées incertaines, Elizabeth s'était remise au travail, priant pour que l'homme la laisse enfin à son malheur.

Eli remarqua avec une certaine satisfaction une ombre de surprise de profiler sur le visage de l'inconnu. Elle l'avait impressionné. Cet homme n'était peut-être pas dépourvu de toute expression, finalement. Comblée, son orgueil rassasié, la jeune femme s'était remise au travail avec un peu plus d'entrain que précédemment. Elle devait rendre hommage à ce séduisant jeune homme ; jamais auparavant il ne lui avait été donné de montrerde dont elle était capable dans cette maison. C'était désormais chose faite ; brillamment d'ailleurs ! Il s'en fallait de peu pour que Quinn ne se mette à chantonner, ce qui n'était pas peu dire ! De plus, l'inconnu venait de céder à sa requête sans aucune difficulté et s'était éclipsé, laissant Elizabeth seule avec ses rosiers. Cette journée n'était peut-être pas la pire qui soit, en fin de compte. Du moins était-ce qu'elle pensait. En effet, la jeune Quinn allait bientôt découvrir qu'on ne se débarrasse pas si facilement d'Edward Griffith. Surtout lorsqu'on se comportait aussi étrangement que la demoiselle.

C'était donc le coeur léger qu'Eli s'était remise à sa tâche, massacrant un nouveau rosier qui n'avait pourtant rien demandé, si ce n'est de pouvoir s'épanouir tranquillement au milieu du magnifique jardin. Hélas, on l'avait confié aux "bons soins" d'un pauvre valet incapable d'accomplir la moindre tâche d'entretien convenablement. Un valet qui pensait être de nouveau seul lorsqu'une voix l'interpella. Une fois de plus.

Elizabeth sursauta une seconde fois. Elle se redressa vivement, accusant un douloureux retour à la réalité. La jeune femme ferma longuement les yeux, s'incitant au calme et s'interdit un long soupir d'exaspération. Elle se retourna vers son interlocuteur et lui lança un regard meurtrier. Regard qu'il ignora totalement, tout en continuant sur sa lancée, invitant la demoiselle à la "ferme du Sart" ; lieu tout à fait inconnu aux oreilles d'Eli. L'air soudain suspicieux, cette dernière détailla l'homme avec méfiance. Le mystère s'intensifiait. Elizabeth pouvait bien faire appelle à tout le sens de déduction et tout l'instinct dont elle était pourvue, elle ne parvenait pas à comprendre cet individu. Tantôt élégant, tantôt bourru ; parfois franc et disposé à toute forme de familiarités, parfois mystérieux. Et quelle sorte de personnage peut bien se montrer tout à coup si direct avec un parfait inconnu ? Non vraiment, tout cela était étrange. Et Eli ne parvenait pas à se décider entre curiosité et méfiance. D'un côté, elle aimerait sauter sur l'occasion pour en apprendre un peu plus sur son interlocuteur ; d'un autre, il y avait cette méfiance qui était sienne. Méfiance qui l'avait poussé à tenter le tout pour le tout afin que cet homme la laisse en paix. Quinn se trouvait là devant un véritable dilemme. Finalement, se furent les derniers mots de l'inconnu qui décidèrent la jeune femme.

Son visage sembla se radoucir quelque peu lorsqu'elle baissa son sécateur, dont les lames allèrent se planter dans le sol, pauvre pelouse... Elle renversa légèrement la tête en arrière et chercha le moindre signe trahissant un piège dans le regard du jeune homme. Elle n'en trouva aucun. Finalement, elle accepta tout en proposant un compromis.

Eli : « Si j'accepte, plus de questions ?

Elizabeth n'avait aucune idée de la grossière erreur qu'elle était en train de commettre. Ce qu'elle considérait comme un simple moyen d'avoir la paix et de satisfaire sa curiosité n'était en fait qu'un immense gouffre dans lequel elle venait de plonger la tête la première. Et, sans le savoir, elle entraînait probablement bon nombre de ses connaissances avec elle. Un outil. Voilà ce en quoi elle venait de se transformer. Un genre de clé qui allait sans doute ouvrir bien des portes à l'homme le plus dangereux de Kingston.

Fort heureusement pour la jeune femme, il lui restait une carte à jouer. Une carte dont cet inconnu ne soupçonnait même pas l'existence : sa féminité. Oui, derrière ce gringalet curieux et méfiant, se cachait une femme passionnée, orgueilleuse, prête à tout pour obtenir ce qu'elle désire. Une femme prisonnière d'une enveloppe de chair qui ne cherche qu'à s'exprimer. L'homme allait sans aucun doute se mettre Eli dans la poche ; plutôt facilement d'ailleurs. En ce qui concernait Elizabeth, cela serait une toute autre affaire. Un lion, on l'enferme, on le garde en captivité derrière des barreaux de fer, mais jamais on ne le soumet. C'était ce qu'elle était : un fauve assoupi.